11-Septembre

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Pic Pétrolier : Culte du catastrophisme et réalités complexes

Delaplanete.org

par Vaclav Smil
traduit de World Watch

 Une plate-forme pétrolière en mer6
Une plate-forme pétrolière remorquée en mer Caspienne.
(Crédit photo : A. Ustinenko/Peter Arnold, Inc.)

Les adeptes du pic mondial de l’extraction de pétrole – menés par Colin Campbell, Jean Laherrère, L.F. Ivanhoe, Richard Duncan et Kenneth Deffeyes – ont recours à des arguments délibérément alarmistes mélangeant des faits incontestables avec des caricatures de réalités complexes, et ignorant tout ce qui ne correspond pas à leurs conclusions préconçues pour pouvoir publier leurs articles nécrologiques de la civilisation moderne. Ivanhoe voit la fin prochaine de l’ère pétrolière comme « l’inévitable jour du jugement dernier » suivit par une « implosion économique » qui fera « ressembler de nombreuses sociétés industrialisées davantage à la Russie d’aujourd’hui qu’aux Etats-Unis. » Duncan prévoit un futur fait de chômage massif, de pénurie de nourriture et de manque de logement, et une fin catastrophique pour la civilisation industrielle.

Ces conclusions sont basées sur des interprétations qui manquent d’une compréhension nuancée de la recherche humaine d’énergie, sous-estiment le rôle des prix, ignorent toutes perspectives historiques et présupposent la fin de l’adaptabilité et de l’inventivité humaine. Je vais soulever juste trois points pour démonter les fondements de ce nouveau culte du catastrophisme. Premièrement, ces affirmations ne sont que les dernières d’une longue série de prévisions erronées sur la date du pic. Deuxièmement, ceux qui annoncent le pic pétrolier affirment que cette fois les circonstances sont vraiment différentes et que leurs prévisions se révèleront exactes – mais pour croire cela, on doit ignorer une multitude de faits et de possibilités qui contredisent facilement leurs affirmations. Troisièmement, et c’est le plus important, il n’y a pas de raison pour qu’un pic prématuré de la production pétrolière mondiale déclenche des évènements catastrophiques.

Cette tradition moderne de la crainte d’un déclin imminent de l’extraction des ressources remonte à 1865 avec l’économiste victorien William Stanley Jevons (1835-1882), qui avait conclu que le déclin de la production de charbon allait marquer la fin de la grandeur nationale britannique et qu’il était « bien entendu... inutile de penser trouver un quelconque carburant de substitution au charbon ». Remplacez charbon par pétrole dans cette dernière phrase et vous comprendrez sur quels fondements erronés repose l’idée dela fin du monde partagée par les catastrophistes du pic pétrolier. Nul besoin de disserter sur l’étendue de l’erreur de Jevons. La première moitié du 20e siècle a connu sa part de prévision en ce qui concerne le pic, mais le sentiment jevonsien à été réintroduit avec force par M. King Hubbert avec sa prévision exacte de la production pétrolière américaine (moins l’Alaska !). Cet exploit a encouragé les groupies du pic pétrolier à considérer la courbe gaussienne d’épuisement de Hubbert avec la révérence réservée à la genèse par les fondamentalistes chrétiens. En réalité, il s’agit d’un schéma purement géologique basé sur des réserves prédéterminées de manière rigide et ignorant toute avancée novatrice ou variation des prix.

Il n’est pas surprenant que toutes les tentatives de prévision aient échoué. Hubbert lui-même avait prévu le pic mondial de la production pétrolière entre 1993 et 2000. En 1977 le Workshop on Alternatives Energy Strategies avait prévu que le pic pourrait arriver dès 1990 et qu’il se produirait plus probablement entre 1994 et 1997. En 1979, la CIA pensait que la production mondiale allait chuter dans la décennie. La même année, British Petroleum, la deuxième plus grande compagnie pétrolière au monde, prévoyait que la production mondiale allait atteindre un pic en 1985 et que la production totale en l’an 2000 serait inférieure de 25% par rapport au niveau maximum. En réalité, la production de pétrole en l’an 2000 était supérieure de presque 25% à la production de 1985 ! Certains des derniers adeptes du pic pétrolier ont déjà vu leurs prévisions échouer : le premier pic de Campbell devait se produire en 1989, le pic d’Ivanhoe en 2000, celui de Deffeye en 2003 (puis ironiquement pour Thanksgiving 2005). Ils répondraient cependant que cela ne fait aucune différence si cet événement inévitable se produit dans des mois ou dans des années. De plus, ils affirment que le problème est aujourd’hui complètement différent.

Ils sont convaincus que les forages d’exploration ont déjà permis de découvrir environ 95% du pétrole présent à l’origine sous la surface de la terre et que, quoi que nous fassions, que ce soit remplacer les véhicules utilitaires sports ou forer de nouveaux puits en mer, nous ne pourrons éviter une guerre d’enchère pour les ressources restantes. On nous répète donc que « l’ère du pétrole touche à sa fin. » Mais en récitant ce mantra manifestement faux, les dévots continuent d’ignorer plusieurs faits fondamentaux.

Il est vrai qu’on peut regretter l’absence de standards internationaux rigoureux dans le décompte des réserves de pétrole et que de nombreux totaux officiels ont des motivations politiques, avec des chiffres nationaux qui ne changent pas d’année en année ou qui font soudainement des bonds suspects. Cependant, cette incertitude laisse de la place aux sous-estimations comme aux surestimations et, jusqu’à ce que tous les bassins sédimentaires du monde (y compris ceux situés en eau profonde) aient été explorés avec la même minutie que ceux d’Amérique du Nord et du golfe du Mexique, je ne vois aucune bonne raison de préférer les estimations les plus conservatrices des dernières réserves récupérables de pétrole conventionnel fournies par Campbell et compagnie (pas plus de 1,8 billions de barils) aux chiffres beaucoup plus importants fournis par d’autres géologues, parmi lesquels ceux de l’U.S. Geological Survey (leur dernière estimation dépasse juste les 3 billions de barils). Les chiffres avancés par Campbell signifient que le monde a déjà atteint son pic de production annuel en 2005, alors que les estimations 50 à 70% plus élevées impliquent que le pic se produira après 2020.

Même si les dernières ressources récupérables mondiales étaient connues à la perfection, on ne pourrait pas tracer une courbe de la production mondiale sans connaître la demande future de pétrole. Nous ne pouvons pas déterminer la demande dans la mesure où elle est influencée, comme par le passé, par des avancées techniques imprévisibles (qui aurait pu prévoir en 1930 l’immense nouveau marché pour le kérosène créé par le développement de l’aviation civile, ou en 1970 que les performances moyennes des voitures américaines auraient doublé d’ici 1985 ?) et par les fluctuations des prix. Comme l’a dit Morris Adelman, qui a passé la majeure partie de sa carrière en tant qu’économiste en minéralogie au MIT : « ressources limitées est une expression vide ; seul le coût marginal a de l’importance ».

Une augmentation rapide des prix du pétrole ne conduirait pas à une demande incontrôlée pour les réserves restantes mais accélérerait la transition vers d’autres sources d’énergie. Cette leçon a été douloureusement apprise par l’OPEP après que les prix aient grimpé à près de 40$ le baril en 1981. Cela a amené le Cheikh Ahmed Zaki Yamani, ministre saoudien du pétrole de 1962 à 1986, à conclure que des prix élevés ne feraient que précipiter le jour où l’organisation « contemplerait des réserves de pétrole inutilisées » car de nouvelles techniques « auraient fortement diminué la demande en carburant pour les transports » et qu’une grande partie du pétrole du Moyen-Orient « resterait dans la terre pour toujours. » Pourtant, comme nous l’avons déjà noté, l’influence des prix est inexplicablement absente de toutes les prévisions concernant la déplétion imminente et de toute explication quant à ses conséquences supposément catastrophiques. Au lieu de cela, on trouve l’hypothèse risible d’une demande imperméable à tout facteur externe. En réalité, la hausse des prix entraîne de profonds ajustements. Entre 1973 et 1985, aux Etats-Unis, les normes de consommation moyenne des véhicules d’entreprise (Corporate Average Fuel Economy) ont doublé pour atteindre 27,5 miles par gallon (8,60 litres aux 100 kilomètres) et cela principalement à cause de la baisse des prix du pétrole : une simple reprise de ce taux (techniquement facile à réaliser) permettrait d’arriver à une moyenne de 5,9 litres aux 100 km d’ici 2015. Une introduction plus marquée des moteurs hybrides pourrait amener ce taux à 4,7 litres aux cent kilomètres, réduisant de plus de moitié les besoins américains en carburant automobile et faisant chuter les prix du pétrole.

Bien que les prix soient encore relativement bas (ajustés par rapport à l’inflation et à la baisse de l’intensité d’utilisation du pétrole dans l’économie, même à 70 dollars le baril, cela reste de 35 à 40% inférieur au pic de 1981 !), leur hausse récente a déjà ravivé la volonté d’extraction des réserves massives de pétrole non-conventionnel. La récupération commerciale de sables bitumineux commence à être rentable et les perspectives de progrès avec des coûts énergétiques de production plus bas sont encourageantes : la frontière entre réserves conventionnelles et non-conventionnelles se fait plus ténue. De plus, les réserves mondiales de gaz naturel conventionnel renferment environ autant d’énergie que celles de pétrole brut conventionnel (et il reste d’importantes quantités à découvrir), mais l’extraction actuelle de gaz équivaut à moins de deux tiers de la production de pétrole et un marché vraiment mondial du gaz est en train d’émerger seulement maintenant, alors que la distribution de gaz naturel liquéfié transforme les réserves auparavant « bloquées » en une marchandise mondiale échangée en masse.

Les avancées technologiques – allant de la transformation du gaz en liquide à une plus grande récupération du méthane houiller et, peut-être déjà d’ici deux ou trois décennies, à la première extraction de méthane hydraté – permettront d’augmenter graduellement la production de gaz. Au-delà du pétrole non conventionnel et des différents gaz naturels, il y a les procédés innovants pour maîtriser le flot des énergies renouvelables, avant tout en améliorant les photovoltaïques et les éoliennes, et de rendre la fission nucléaire fondamentalement sûre. Comme avec toutes les transitions énergétiques, cela prendra des décennies plutôt que des années pour en faire des sources d’énergie dominantes, mais les avantages potentiels sont immenses. Il ne faut pas oublier que mesurer leurs contributions finales à l’aune de leurs performances actuelles serait comme juger des performances des ordinateurs ou des avions de demain selon les standards de 1950.

En élargissant la perspective aux ressources, à l’histoire et à la technique, l’obsession récente d’un pic pétrolier imminent porte tous les signes d’un culte catastrophiste apocalyptique. La réalité est différente. Les ressources de pétrole conventionnel pourraient être beaucoup plus importantes que les estimations les plus basses des catastrophistes du pic pétrolier. Mais même dans ce cas, il est hautement probable que leur extraction annuelle mondiale connaisse un pic dans les deux prochaines décennies et il est inévitable que le pétrole conventionnel occupe une place relativement moins importante dans l’approvisionnement mondial en énergie primaire. Mais cela ne sonne pas la fin imminente de l’ère pétrolière dans la mesure où de très importantes quantités de combustible, provenant de sources conventionnelles ou non, resteront sur le marché mondial pendant la première moitié du 21e siècle. À mesure que le prix du pétrole augmente, nous allons l’utiliser de manière plus sélective et plus efficace et nous allons accélérer un changement qui a déjà commencé : une nouvelle transition énergétique mondiale, du pétrole au gaz naturel puis à la fois aux énergies renouvelables et nucléaires. En conséquence, il n’y a rien d’inévitable en ce qui concerne la date du pic de la production mondiale de pétrole. Plus important encore, il n’y a aucune raison de voir un éventuel déclin de la part du pétrole dans l’approvisionnement mondial en énergie comme un signe de la fin de la civilisation.

Les transitions énergétiques – de la biomasse au charbon, du charbon au pétrole, du pétrole au gaz naturel, de l’utilisation directe de combustible à l’électricité – ont toujours stimulé les avancées technologiques et l’inventivité humaine. Elles présentent inévitablement d’immenses défis à la fois pour les producteurs et les consommateurs, nécessitent l’abandon ou la réorganisation de vastes infrastructures, sont longues et coûteuses et causent des bouleversements socio-économiques importants. Mais elles créent des économies plus riches et productives, et les sociétés modernes ne vont pas s’écrouler juste parce que nous faisons face à une autre de ces grandes transformations. À moins de croire, de façon absurde, que l’inventivité et l’adaptabilité humaines cesseront une fois que le monde atteindra un pic annuel de production de pétrole brut conventionnel, nous devons voir cette étape importante (quelle que soit sa date) comme undéfi stimulant plutôt que comme une source d’inquiétudes irrationnelles et paralysantes.


Vaclav Smil


Vaclav Smil est professeur à l’université de Manitoba à Winnipeg et l’auteur de Energy at the Crossroad ; General energetics : Energy in the Biosphere and Civilization ; China’s Past, China’s Future : Energy, Food, Environment ; et de nombreux autres ouvrages.