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Opinion : Les dangers d’une économie mondiale à somme nulle

Contre Info

par Martin Wolf
le 18 décembre 2007
le Financial Times


Portrait du journaliste Martin Wolf
Le monde dans lequel nous vivons, basé sur la croissance, va-t-il pour la pour première fois depuis la révolution industrielle buter sur les contraintes physiques finies du réchauffement climatique et du pétrole ? Quelles en seraient les conséquences sociales et internationales ? Martin Wolf, éditorialiste au Financial Times, nous propose de réfléchir aux interactions entre modèle de développement et géopolitique. C’est la croissance économique, nous dit-il, qui rend objectivement inutiles les guerres. Si ce processus est arrété, une ère de conflits s’en suivra inévitablement. Son argumentaire, non exempt de simplifications, a pourtant le mérite de poser une question cruciale. Nous sommes à un tournant, et courons le risque de connaître des « jours sombres », faute d’investir dans « l’ingéniosité humaine. » [Contre Info]



Dessin humoristique, prise électrique alimentant l'économie

Nous vivons dans une économie mondiale à somme positive, et ce depuis deux siècles. C’est à mon avis la raison qui explique que la démocratie soit devenue la norme politique, que les empires aient en général disparu, tout comme l’esclavage légal et la servitude, et que la mesure du bien-être se soit élevée presque partout. Ce que j’entends par une économie à somme non nulle, positive, c’est celle ou chacun peut améliorer sa situation. C’est celle ou les revenus réels par tête peuvent croître indéfiniment.

Combien de temps un tel monde peut-il durer, et que pourrait-il se passer s’il venait à disparaître ? Le débat sur les problèmes connexes du réchauffement climatique et de la sécurité énergétique soulève ces questions absolument centrales. Comme je l’ai défendu dans un article précédent (Bienvenue dans un monde de demande énergétique incontrôlable) , ce sont les rayons solaires sous forme fossile et les idées qui ont été les deux facteurs déterminants du développement économique mondial. Ce qui est en jeu, ce n’est rien moins que le monde dans lequel nous vivons, c’est-à-dire ses dimensions politiques et économiques tout autant que physiques, naturelles.

Selon Angus Maddison, l’historien de l’économie, le revenu réel moyen de l’humanité a été multiplié par 10 depuis 1820. Cette augmentation a eu lieu pratiquement partout, quoiqu’à des niveaux extrêmement divers. Les revenus par tête aux USA ont été multipliés par 23, mais seulement par 4 en Afrique. De plus, des améliorations énormes ont vu le jour, et ceci bien que la population mondiale ait été multipliée par 6.

C’est une histoire stupéfiante, qui a eu des conséquences hautement souhaitables. Une utilisation plus judicieuse de l’énergie industrieuse humaine a immensément accru la quantité de biens et de services disponibles. Elle a également réduit de façon substantielle nos tâches ingrates et notre dépendance à celles effectuées par autrui. Il n’y a plus désormais de serfs et d’esclaves au service des besoins d’une petite élite. Les femmes ne sont plus contraintes de consacrer leur vie aux tâches domestiques. L’élévation constante des revenus réels par tête a transformé nos vies et notre relation à l’économie.

Ce qui est moins communément compris, c’est que cette évolution a également transformé le politique. Une économie à somme nulle conduit inévitablement à une pression sociale à l’intérieur des nations, et au pillage à l’extérieur. Dans les sociétés agraires traditionnelles, les surplus prélevés sur une vaste majorité de paysans finançaient le style de vie relativement luxueux des élites de la noblesse, de l’administration et de l’armée. La seule façon d’accroître la richesse d’un peuple en son entier était alors d’en piller un autre. Certains peuples ont bâti leur prospérité sur ce modèle. La république romaine en est un exemple, les nomades des steppes eurasiennes, qui ont connu leur apogée sous Gengis Khan, en sont un autre. Les conquérants européens du 16ème au 18ème siécles en relèvent également. Dans un monde où les niveaux de vie sont stagnants, les gains pour un groupe ne peuvent provenir que de pertes égales, sinon plus élevées, pour un autre groupe. Ce monde était marqué par une violente pression sociale et une prédation brutale.

Le passage à une économie à somme positive a transformé tous ces déterminants, quoique bien plus lentement que cela aurait pu être possible. Cela a pris du temps pour que les hommes réalisent à quel point le monde avait changé. La démocratie a pu fonctionner de mieux en mieux car il devenait possible pour tout le monde d’améliorer sa situation. Les gens se sont battus plus férocement pour conserver ce qu’ils avaient plutôt que pour obtenir ce qui leur manquait. C’est là le résultat de l’appropriation [1]. Ainsi, dans ce nouveau monde à somme non nulle, les élites ont accepté, toléré, l’émancipation des masses. Le fait que les dominants ne dépendent plus du travail forcé a facilité cette transformation. La politique consensuelle, ainsi que la démocratie, sont devenues la norme.

Consommation d'énergies fossiles et émissions de CO2
Consommation d'énergies fossiles (G) et émissions de CO2.

De la même façon, une économie globale à somme non nulle tend à mettre un terme à l’état de guerre permanent qui caractérisait le monde pré-moderne. Dans une telle économie, le développement intérieur et le commerce extérieur constituent, virtuellement pour tous, de meilleures perspectives que le conflit international. Bien que le commerce ait toujours permis des échanges à somme non nulle, comme le dit Adam Smith, les gains étaient alors limités comparativement à ce qu’ils sont aujourd’hui par la combinaison du développement pacifique des nations et d’un commerce accru. Malheureusement, après la révolution industrielle, presque deux siècles ont été nécessaires pour que les états s’aperçoivent que ni la guerre ni la recherche d’un empire n’étaient des jeux qui en valaient la peine.

Les armes nucléaires et le développement intérieur des états ont rendu la guerre obsolète pour les grandes puissances. Cela ne relève pas du hasard si la plupart des conflits sur la planète ont pris la forme de guerres civiles dans des pays pauvres qui avaient échoué à bâtir chez eux les fondations d’une économie à somme non nulle. La Chine et l’Inde y sont maintenant parvenues. Le fait que les dirigeants de ces deux pays aient basé leur légitimité politique sur le développement économique intérieur et le commerce international pacifique représente sans doute l’élément le plus significatif du nouveau monde dans lequel nous vivons.

Emissions de gaz à effet de serre soutenable et émissions par personne et par pays
Emissions de gaz à effet de serre soutenables (G) et émissions par personne et par pays.

L’âge du pillage appartient au passé. Ou peut-être pas. L’aspect le plus important des débats sur le changement climatique et l’approvisionnement en énergie, c’est qu’ils réintroduisent la notion de limite. Si par exemple la planète dans son entier déversait du CO2 dans l’atmosphère au rythme où le font les USA aujourd’hui, les émissions seraient cinq fois supérieures. La même chose est vraie, approximativement, pour ce qui concerne la consommation énergétique par habitant. C’est la raison pour laquelle le changement climatique et la sécurité énergétique ont une telle importance géostratégique. Car s’il existe des limites aux émissions de gaz à effets de serre, il existe aussi des limites à la croissance. Mais s’il existe des limites à la croissance, les soubassements politiques de notre monde s’effondrent. Des conflits intenses pour la redistribution des richesses vont surgir entre les nations et à l’intérieur de celles-ci. De fait, ils sont déjà en train de réémerger.

De nombreuses personnes, particulièrement chez les écologistes et ceux qui s’inspirent du socialisme, ont une vision positive de tels conflits. Ce sont, pensent-ils, les douleurs de l’accouchement d’une société globale plus juste. Je suis profondément en désaccord avec ces vues. Il est beaucoup plus vraisemblable qu’ils nous rapprochent d’un monde caractérisé par des guerres catastrophiques et des répressions brutales. Et c’est pourquoi ma sympathie va aux idées des libéraux classiques et des libertariens qui sont hostiles à cette notion de limite, qu’ils perçoivent comme l’acte de décès condamnant tout espoir de liberté au plan intérieur et de relations internationales pacifiques.

Les optimistes pensent que la croissance économique peut, et va continuer. Les pessimistes pensent soit qu’elle ne le fera pas, soit qu’elle ne le doit pas, si nous devons éviter la destruction de notre environnement. Pour ma part, je crois que nous devons essayer de concilier ce qui fait sens dans ces conceptions opposées. Il est vital pour l’espoir de paix et de liberté que nous conservions une économie à somme non nulle. Mais il est également vital de répondre aux défis de l’environnement et des ressources que l’économie nous pose. Il s’agira d’une tâche difficile. La condition du succès réside dans l’investissement dans l’ingéniosité humaine. Sans elle, des jours sombres nous attendent. Et cela n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui.


Martin Wolf
traduit par Contre Info


[1] endowment effect